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Lorsque Lloyd Meats entra dans la pièce, il vit tout de suite le sang qui éclaboussait le mur.
Les résidus de cervelle qui avaient collé sous la chaleur de l’impact.
Et le ballet aérien des milliers de gouttes pourpres qui grimpaient jusqu’au plafond. Il avait suffi d’une balle. En pleine tête.
Gloria Helskey était allongée sur son lit. Les yeux absents.
Le choc du coup de feu avait déplacé sa perruque blonde sur son crâne. Elle tenait encore son arme dans la main.
Le carnage était frais, il datait de moins d’une heure certainement, les mouches arpentaient la plaie dans la bouche et à l’arrière de la tête.
Annabel qui se tenait à son chevet porta sa main valide à son Beretta mais interrompit son geste en s’apercevant que l’intrus était Meats. Elle aussi venait à peine de découvrir le cadavre. Gloria Helskey était morte sur le coup, bien avant qu’ils n’arrivent.
— Il faut sortir d’ici sans tarder, il y a des bouteilles de gaz qui vont tout faire sauter d’un instant à l’autre ! s’écria Meats.
Annabel entreprit alors d’envelopper le cadavre dans le drap qui recouvrait le lit.
— Qu’est-ce que vous foutez ? tonna Meats. On n’a pas le temps ! Elle s’est suicidée, il faut se tirer d’ici !
La jeune femme continua à empaqueter le corps, gênée dans ses mouvements par l’attelle à sa main droite, et Meats jura en la rejoignant pour l’aider à porter. Il entra en contact avec la peau tiède de Gloria Helskey et son opinion fut confirmée. Elle s’était tiré une balle en pleine tête au cours de la dernière heure, deux heures, pas plus.
Ils traversèrent le couloir central, Annabel tenant les épaules, Meats assurant sa prise aux chevilles. Le drap se mit rapidement à goutter sur le linoléum. Des taches vermillon.
Le grondement du feu remplissait la maison tout entière, une litanie d’infrabasses vibrant jusque dans les fondations. Meats se mit à tousser avec violence. La fumée leur piquait les yeux, les larmes traçaient des sillons brillants sur leurs joues.
Ils arrivèrent devant la porte, à quatre mètres de l’oxygène.
Une gerbe de flammes s’abattit devant l’ouverture, un rideau infranchissable qui fit grimper la température de plusieurs dizaines de degrés dans toute la pièce.
Comme il était apparu, le voile de flamme se rétracta, laissant l’accès libre pendant quelques secondes.
Annabel et Meats foncèrent.
Ils jaillirent dans ce crépuscule frelaté aux relents d’apocalypse.
Fuyant le monstre qui se jetait avidement sur la moindre parcelle de vie pour la consumer, Annabel et Meats avaient parcouru une vingtaine de mètres lorsqu’ils perçurent un déclic mécanique dans leur dos.
Le haut des premières bouteilles de gaz était calciné.
Elles explosèrent.
Une trombe de mort déchiqueta tout sur son passage, pulvérisant toute matière de son onde de choc. Ce qui n’était pas totalement réduit en morceaux se fit aussitôt cribler par une centaine de copeaux d’acier en fusion émanant de l’enveloppe de chaque bouteille de gaz. Un raz-de-marée bouillonnant vint alors carboniser les restes du carnage.
Annabel et Meats furent balayés par la déflagration.
L’inspecteur s’envola pour s’écraser contre un muret de pierre, il n’eut pas conscience des craquements lugubres de ses os. La frénésie du choc disloqua plusieurs connexions nerveuses dans son bras, rompant même ses muscles. Deux trous fumaient dans son dos, deux débris chauffés à blanc en train de faire fondre ses chairs.
Tout alla trop vite pour Annabel. La détonation envoya le cadavre de Gloria Helskey sur elle, avant de les soulever toutes les deux pour les projeter dans les pâturages, à plusieurs mètres.
Pendant trente secondes, la poitrine de la jeune femme ne se souleva pas. Puis elle avala l’air dans une aspiration virulente. Ses yeux s’ouvrirent.
Elle poussa le cadavre qui l’étouffait, et laissa échapper un cri de douleur. Tout son corps était aussi rigide et douloureux que si elle avait eu une crampe généralisée.
Les sirènes de deux voitures se mêlèrent bientôt aux multiples craquements du feu.
Annabel vit des débris enflammés retomber tout autour d’elle.
Elle était en vie.
*
**
Les alentours de la ferme ressemblaient au sommet d’un volcan en éveil. Des volutes de fumée grise s’élevaient du sol un peu partout dans un large périmètre, chaque débris terminant de se consumer dans les hautes herbes. Une demi-douzaine de véhicules encerclaient le lieu de la catastrophe : camions de pompiers, premiers secours ou voitures de police, avec autant de radios crépitantes qui s’entremêlaient depuis les portières ouvertes.
Des brancardiers chargèrent Lloyd Meats dans une ambulance, il fallait le transférer d’urgence dans un hôpital. Il avait les paupières papillonnantes. Annabel le vit relever la tête pour la chercher du regard. Il y eut un reflet miroitant dans ses yeux lorsqu’il la reconnut, et la jeune femme sut qu’il s’en tirerait.
La nuit, en couvrant les braises chaudes, souligna leurs présences multiples, et bientôt une lueur diffuse d’ambre rougeoyant enveloppa la scène.
Larry Salhindro aida à refermer les vantaux arrière de l’ambulance en dressant vers Meats un pouce encourageant. Puis il rejoignit Annabel qui se tenait un peu à l’écart, assise par terre.
— Il est sonné, rapporta-t-il. C’est un type costaud, ça va aller pour lui.
Annabel inclina son visage sur le côté. Salhindro s’accroupit pour être à son niveau.
— Qu’est-ce que je vous sers, mademoiselle ? J’ai un bon café froid dans une thermos qui date de deux jours, notre spécialité. Et peut-être même des donuts du week-end dernier.
Annabel lui rendit un demi-sourire en guise de réponse. Dans son crâne, il n’y avait que l’écho sourd d’une effroyable explosion, plus proche du hurlement d’une créature démoniaque que de la réaction physique.
Elle vit un spécialiste de la scène de crime recouvrir le cadavre de Gloria Helskey de son drap après lui avoir passé une sorte de cotons-tiges sur les mains et le visage pour les prélèvements de poudre. Annabel connaissait tout cela, les méthodes étaient les mêmes de la côte Est à la côte Ouest. Et ces gestes familiers lui firent un peu de bien, la rapprochant de sa réalité. Loin de ce chaos ambiant.
Les bâtonnets étaient humidifiés avec de l’acide citrique très dilué, pour « capturer » plus aisément les résidus de tir, se souvint-elle. Il s’agissait d’une simple vérification d’usage pour s’assurer qu’il n’y avait pas là une mise en scène à la place du suicide apparent. Le coup de feu avait obligatoirement libéré une large quantité de poudre qui s’était répandue dans l’air, et en partie sur la main tenant la crosse ainsi que sur le visage, qui était le point d’impact.
Annabel songea aussitôt qu’on adapterait aux circonstances la méthode d’analyse. Il n’y avait que peu de doute sur la véracité du suicide, et la police préférerait avoir des résultats rapides. On oublierait donc le microscope électronique à balayage, le fameux MEB, pour faire l’analyse selon la spectrométrie d’absorption atomique. Cela prendrait environ cinq heures pour chercher la présence de baryum, antimoine et plomb, les principaux résidus de tir. La méthode était moins fiable qu’avec le MEII mais nettement plus rapide. Un scientifique s’était un jour amusé à calculer que l’analyse des tampons de prélèvement avec le MEII équivalait à chercher une balle de tennis sur un terrain de foot, à trente centimètres du sol et avec des œillères. Les résultats étaient en revanche d’une grande fiabilité.
Annabel se concentrait sur son savoir théorique pour fuir la peur qui la secouait encore.
La marge d’erreur était ici relativement faible. Elle savait qu’on pouvait trouver de l’antimoine dans les étains ou du baryum dans les huiles de garagistes par exemple, mais la probabilité que Gloria Helskey ait eu un contact avec tout cela en même temps était réduite. Oui, la spectrométrie d’absorption atomique était ce qu’il y avait de mieux dans ce cas. C’était...
— Annabel ? Annabel ? Ça va ?
Elle cligna des yeux et vit Salhindro en face d’elle, l’air inquiet.
— Oui..., murmura-t-elle.
Le gros flic se pinça l’arête du nez en réfléchissant, puis il s’assit à ses côtés.
— Ça a dû être rudement violent ici, dit-il doucement. Mais vous vous en êtes tirés, tous les deux.
La voix filtrait jusqu’à Annabel au travers du sifflement qui ne quittait plus ses oreilles depuis trente minutes.
— Josh est au courant ? demanda la jeune femme.
— Pas encore, les téléphones portables ne passent pas ici, et je ne veux pas lui faire relayer l’info par radio, je veux le lui dire moi-même.
Il posa une main amicale dans le dos d’Annabel.
— C’était votre enquête aussi, ajouta-t-il, vous avez largement contribué à ce que tout s’arrête. Et vous avez payé de votre personne tous les deux pour cela.
Salhindro observa un instant l’attelle sur la main droite de la détective new-yorkaise.
— L’inspecteur Balenger est allé voir le squelette que vous avez trouvé dans les bois, continua-t-il. L’anthropologue a confirmé qu’il s’agissait d’une femme, mais après un rapide examen des os, en particulier du bassin, il est très sceptique sur le fait que ça puisse être Constance Abbocan. Cette dernière n’a jamais eu d’enfant, et le squelette semblerait dire le contraire. Donc ça ne correspond pas. Ça fait nos affaires... On va approfondir, savoir comment elle a fait pour changer de nom, comment elle est devenue Gloria Helskey. Quant au squelette, c’était probablement une tentative pour nous dérouter, elle aura fait fondre sa carte d’identité, juste ce qu’il faut pour qu’on puisse encore lire son nom, et l’aura abandonnée à côté d’une de ses victimes anonymes... Je ne sais pas, on découvrira bien tout ça.
Annabel toussa, et tenta de se calmer en respirant profondément.
— Larry, je ne crois pas que je sois en état de conduire, tu peux me déposer ?
— Bien sûr.
Il se leva et lui tendit une main pour l’aider à faire de même. Lorsqu’elle appuya sur ses muscles, Annabel perçut la décharge dans tout son être. Il lui semblait tout à coup qu’elle était au lendemain d’un marathon, chaque parcelle de son corps courbatue à l’extrême. Elle grimaça et se mit à marcher. Ses membres étaient lourds et le moindre geste douloureux.
— Il faut que tu passes par l’hôpital, prévint Salhindro. C’est pas prudent, on ne sait jamais, tu n’as peut-être rien de cassé, mais tu...
— J’irai, ne t’en fais pas. Simplement, je voudrais me retrouver un peu auparavant, voir Joshua, décompresser.
Il acquiesça et lui fit signe de le suivre vers sa voiture.
Au passage, ils contournèrent le cadavre de Gloria Helskey, dont la tête émergeait du drap ensanglanté.
On lui avait pris sa perruque pour la mettre sous scellés.
Son crâne nu et endommagé luisait dans la tiédeur naissante du soir.